Il y a les
littéraires. Il y a les matheux. Et puis il y avait Michèle Audin, qui savait
jouer avec brio de ces deux langues. Mêler les chiffres et les lettres,
inventer des structures alliant rigueur, poésie et travail mémoriel était
devenu son terrain d’art et d’expérimentation. Dans son équation personnelle,
il y avait d’abord eu un gros manque, un moins l’infini même : son père,
le mathématicien et militant communiste Maurice Audin, torturé et assassiné par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, en 1957. Elle avait seulement trois ans. Il avait eu
le temps de lui apprendre à lire, à écrire, et à compter, un peu.
Ce sont les
chiffres qu’elle explore d’abord, professionnellement en tout cas, en devenant
une brillante mathématicienne, spécialiste de la géométrie symplectique et
professeure à l’Institut de recherche mathématique avancée de Strasbourg à
partir de 1987. Pour sa « contribution à la recherche fondamentale
en mathématique et à la popularisation de cette discipline », le
président de la République Nicolas Sarkozy lui propose en 2008 la Légion
d’honneur. Michèle Audin la refuse aussi sec. La raison ? Un an auparavant,
sa mère Josette Audin avait écrit à l’Élysée, demandant que vérité soit faite
sur le meurtre de Maurice Audin, dont le corps et les assassins n’ont jamais
été retrouvés. Le chef de l’État n’avait même pas daigné répondre. Il faudra
attendre 2018 pour qu’Emmanuel Macron reconnaisse enfin la responsabilité
de l’État et de l’armée française dans ce crime colonial. Une victoire à
l’issue de la si longue quête de la famille Audin pour la justice, même si bien des zones d’ombre
demeurent.
Membre de l’Oulipo
Plus tôt, en
2013, Michèle Audin avait écrit Une vie brève (Gallimard –
Collection l’Arbalète), récit pudique consacré à ce père assassiné à 25 ans, et ce qu’il reste de lui tel qu’il était. « Ni
le martyr, ni sa mort, ni sa disparition ne sont le sujet de ce livre. C’est au
contraire de la vie, de sa vie, dont toutes les traces n’ont pas disparu, que
j’entends vous parler ici », racontait-elle. Mais c’est son tout
premier récit, sur Sofia Kovalevskaïa, grande mathématicienne victime de
sexisme, qui lui vaut immédiatement d’être repérée par l’Oulipo, l’ouvroir de
littérature potentielle fondé par Queneau, où elle est élue en 2009.
Dès lors,
Michèle Audin s’autorise toutes les audaces, en croisant prose et arithmétique,
en inventant la très géométrique contrainte littéraire de Pascal et en
usant d’onzine et de sixtine, jusqu’au roman La formule de Stokes (Cassini,
2016), où l’héroïne est carrément une formule mathématique ! À
l’entrelacement des disciplines, va très vite s’ajouter celui des époques.
Passé, présent et futur sont des temps métissés. Michèle Audin, prise de
passion par la Commune de Paris, y consacre à la fois des romans, des travaux
d’historienne, et un blog passionnant, d’une érudition phénoménale, reprenant
le fil de la révolution de 1871 en la racontant au jour le jour pour le
cent-cinquantenaire de la Commune, en 2021. Une entreprise titanesque, qui
avait trouvé écho sur le site de l’Humanité, avec une chronique quotidienne.
Avec le peuple de 1871
D’où lui
venait cet intérêt ? D’elle-même, Michèle Audin faisait le lien avec ses
parents et l’Algérie. « J’ai été élevée dans une famille
communiste. Une certaine idée de la Commune de
Paris faisait partie de la
culture ! », nous
lançait-elle en 2021. Ou encore : « Comme l’a dit l’homme
responsable du massacre des communards : » Le sol de Paris est jonché
de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon, il faut l’espérer,
aux insurgés qui osaient se déclarer partisans de la Commune. « Il s’agissait de terroriser la population, pour interdire d’autres
insurrections. C’est analogue, par exemple, aux massacres menés en Algérie, eux
aussi par l’armée française, à Sétif et Guelma en mai 1945. »
C’est aussi le
peuple révolutionnaire de 1871 et son ambition démocratique et sociale qui
happe Michèle Audin, ce peuple en mouvement du roman Comme une rivière bleue (Gallimard, 2017). Ce
peuple vaincu qui se cache après la défaite dans Josée Meunier, 19 rue
des Juifs (2021), où l’écrivaine, à la manière de Georges Perec,
« épuise » la litanie méticuleuse d’une perquisition, et décortique
la vie d’un immeuble, d’un appartement à l’autre, et d’une révolution à
l’autre : 1830, 1848, 1871… Ici, elle invente une histoire d’amour au sujet d’un personnage réel, Albert Theisz, délégué à la poste de la
Commune de Paris, et témoin de mariage entre Charles Longuet et Jenny Marx.
Historienne de la Semaine sanglante
Sa rigueur
toute mathématique la pousse parallèlement à devenir pleinement et très
efficacement historienne. Michèle Audin avait déjà édité des textes d’Eugène
Varlin, publiés en intégralité pour la première fois grâce à elle (Libertalia
2019). Elle avait aussi exhumé les lettres d’Alix Payen, ambulancière de la
Commune (2020). Mais en 2021, elle se lance, avec l’ouvrage La semaine sanglante, dans un décompte précis des
victimes. « Bizarrement,
personne n’a fait cette histoire depuis Du Camp et Pelletan (1879-1880). À part
une revitalisation des comptes de Du Camp par Tombs aussi tardivement qu’en
2010 », s’étonnait-elle alors.
La voilà
plongée dans les archives, les registres de chaque cimetière, les documents des
pompes funèbres. « On s’aperçoit vite qu’il n’est pas possible
d’arrêter de » compter les morts « le 30 mai, comme l’ont fait
Du Camp, puis Tombs. Par exemple, rien qu’au cimetière Montmartre, arrivent, le
31 mai, 492 nouveaux corps d’inconnus », signale-t-elle,
avant de calculer, registres à l’appui, que 10 000 personnes ont été
inhumées « pendant et après » la Semaine sanglante.
À la fin, Michèle Audin est formelle : « il y a eu certainement 15 000 morts » lors de la répression versaillaise. Tout chiffre
en dessous n’est pas sérieux.
Elle était la
fois discrète, respectueuse et directe, sans filtre quand elle avait quelque
chose à dire. Michèle Audin avait plus récemment publié une belle géographie des luttes avec Paris, Boulevard Voltaire (2023) et s’était
penchée sur le quotidien de Strasbourg sous l’Occupation, avec La maison hantée (Les Éditions
de minuit, 2025). Une capitale alsacienne qu’elle connaissait bien, et où elle
morte. Elle avait 71 ans. 71, comme l’année de la Commune.
Les 200 000 vues atteintes le 28 août 2021
Employé absolument, le verbe a pour complément d'objet implicite le nom propre "Vaillant".
Ex : "Le dernier numéro de notre bulletin vaillantise."














































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