lundi 4 janvier 2021

QUAND RIMBAUD DÉMASQUAIT

les tartuffes faux républicains et vrais réactionnaires.

 






Steve Murphy et Rimbaud




Thèse : 
Dès la défaite de l’Empire, Rimbaud pressent que les persécuteurs des républicains (tels que ceux qui feront la Commune de Paris) vont, à court terme, chercher à rallier ces derniers pour prévenir leur débâcle. 
Puis, à plus long terme, il pressent qu’ils seront sacrifiés sur l’autel de la République bourgeoise, conservatrice, anti-sociale. 
Pacifiste quand on appelait à défendre le régime de Napoléon III, Rimbaud revendique ensuite la résistance à l’invasion prussienne. 


L'auteur:






Steve Murphy (né le 19 novembre 1956) est un enseignant, chercheur en littérature française d'origine britannique et d'expression française.
Steve Murphy est le fondateur de la revue Parade sauvage et de la Revue Verlaine : il est un spécialiste de la poésie française du xixe siècle, en particulier de Paul Verlaine, Arthur Rimbaud et Charles Baudelaire, Aloysius Bertrand, Stéphane Mallarmé, Alfred de Musset, Germain Nouveau et Gustave Flaubert.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages critiques, d'éditions de référence, d'articles et de comptes rendus, il assume régulièrement la responsabilité scientifique de numéros spéciaux de revues.

Un numéro spécial d'hommages lui a été consacré en octobre 2008 par la revue Parade sauvage, regroupant plus de quarante spécialistes de Rimbaud.

Il est professeur émérite de littérature française à l'université Rennes 2 Haute Bretagne, chercheur au CELAM (Centre d'études des littératures anciennes et modernes), au CEM (Centre d'études métriques) et directeur de thèse.

Rimbaud et la ménagerie impériale, éditions du CNRS/PUL, 1991.



Une concordance des temps:
Quand ils prétendent invoquer la République, alors qu’ils en sont la négation.








IV. Les Prodromes de la guerre : «Morts de Quatre-vingt-douze...»
p. 47-55


1. La recherche de l'unité


1 « Ce n'est qu'à la dernière extrémité », avait déclaré Louis-Napoléon Bonaparte, que l'idée napoléonienne « invoque le Dieu des armées »(1. Des idées napoléoniennes, loc. cil.)
Cependant, après la relative tranquillité de la Restauration et de la Monarchie de juillet, le Second Empire a été marqué par une série de campagnes militaires, plus sanglantes les unes que les autres. La guerre de Crimée, l'expédition au Mexique, les campagnes en Italie ont transformé en « blague » amère le slogan bonapartiste, « L'Empire, c’est la paix ». L'Empereur se devait de démontrer constamment à son peuple qu'il était le digne héritier dynastique du petit caporal. En juillet 1870, donc, une nouvelle guerre se prépare. 
Et comme toute guerre, celle-ci a eu ses prodromes et ses prophètes. 
Ainsi, Rimbaud a pu lire dans le journal Le Pays, le 16 juillet, un article de Paul de Cassagnac :

Français de tous les partis [...], écoutez, car d'ici peu le canon étouffera ma voix [...] Vous républicains, souvenez-vous qu'à pareille époque en 1792, les Prussiens entraient en Lorraine [...]. Vous fûtes grands et nobles, souvenez-vous ! Vous, légitimistes, n'oubliez pas que vous êtes revenus en 1815 par ce même chemin [...] Ces traces, effacez-les ! Vous, orléanistes, vous avez tout à faire, mais vous pouvez tout faire [...] Nous, bonapartistes [...] [etc.] Que c'est beau la guerre, quand elle plane au-dessus des intérêts particuliers [...] C'est pour le passé, pour le présent, pour l'avenir que nous allons lutter [...] Et quelle noble mission que cette mission de la France [...]








2 Rimbaud, loin de se rallier à l'entreprise nationale, s'inspira de ces injonctions de Cassagnac dans un sonnet :

« ... Français de soixante-dix, bonapartistes,
républicains, souvenez-vous de vos pères en 92 ; etc... ; »
...........................................................................
— Paul de Cassagnac
— Le Pays. —

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
Sur l'âme et sur le front de toute humanité ;

Hommes extasiés et grands dans la tourmente,
Vous dont les cœurs sautaient d'amour sous les haillons,
O Soldats que la Mort a semés, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;

Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d'Italie,
O million de Christs aux yeux sombres et doux ;

Nous vous laissions dormir avec la République,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
— MESSIEURS DE CASSAGNAC nous reparlent de vous !

fait à Mazas, 3 septembre 1870.

Arthur Rimbaud



3 Il ne fallait pas faire preuve d’une bien grande perspicacité politique pour saisir les mobiles de l'apostrophe de Paul de Cassagnac. Il s'agissait d'une tentative effrontée de rallier tous ceux que les bonapartistes avaient jusqu'alors combattus avec acharnement, notamment les républicains, qui ne pouvaient cependant oublier combien de leurs camarades avaient payé de leur vie dans cette lutte. 

En 1859, lors d'une amnistie partielle affectant des prisonniers républicains, Baudelaire avait célébré la réaction intransigeante de Victor Hugo dans Le Cygne, le félicitant d'avoir rejeté tout compromis avec le régime qui avait envoyé tant de républicains à Cayenne. Dans une logique analogue, Rimbaud refuse cette offre de réconciliation faite, apparemment, par un vainqueur magnanime. 
Les bonapartistes proposent aux républicains, qui par leurs actions se sont écartés du pouvoir, une manière de participer à la gloire nationale. Mais c'est que les bonapartistes sont maintenant conscients de leur propre faiblesse politique.

4 Le titre même du journal était fort parlant, prenant la forme d'une synecdoque, le tout (le Pays) étant censé se résumer dans la partie (le bonapartisme). Rimbaud saisissait sans peine les mobiles sectaires qui présidèrent à la publication de cet article, la veille de la déclaration de guerre, où l'unité nationale n'était qu'une fiction rhétorique destinée à cacher les « intérêts particuliers » des bonapartistes.

5 Toutefois, dans la mesure où le journal était lui-même notoirement une feuille bonapartiste, Paul de Cassagnac savait parfaitement que la plupart de ses lecteurs trouveraient admirable de justesse son raisonnement et qu'il serait réutilisé sans cesse dans d’autres journaux. Cependant, la livraison du Pays publiée le 13 juillet, trois jours seulement avant cette demande combien désintéressée de réconciliation, contenait une expression plus franche de la politique du journal :

Pour nous, la guerre, en ce moment, est impérieusement réclamée par les intérêts de la France et par les besoins de la dynastie... Le gouvernement de Napoléon III doit au gouvernement de Napoléon IV d'enlever de son chemin toutes les pierres qui pourraient le faire trébucher dans ses premiers pas...

6 Ainsi, la guerre contre la Prusse sert non seulement à renforcer le présent (Napoléon III) et l'avenir (Napoléon IV) du régime, mais aussi à sceller la continuité d'une dynastie, à remémorer un passé mythique d'où le pouvoir présent tire sa légitimité (Napoléon Ier). La guerre permet de mettre en scène et en selle le Prince impérial, dont même Le Pays redoute les trébuchements enfantins !

7 Il est évident que le choix d'une citation de Paul de Cassagnac et l'allusion à « Messieurs de Cassagnac » suffisaient pour démentir la neutralité de l'apostrophe du Pays. Les Cassagnac, bras droits journalistiques de « Badinguet », étaient aussi des spadassins fidèles à sa cause, comme l’affirme un faux Napoléon III dans ses confessions apocryphes : « C'était un brave garçon d'ailleurs que ce Paul de Cassagnac. De l'épée et de la plume ! Ah ! j'en avais pour mon argent au Pays (2 Napoléon III [apocryphe], op. cit., p. 31.) » (fig. 19). 
Quant à son père, Granier de Cassagnac — qui voyait dans le prolétariat le produit du croisement entre des voleurs et des prostituées (3 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, a lyric poet in the era of high capitalism, New Left Books, 19 (...)) — des caricatures de Gill (L'Eclipse, No 7, 8 mars 1868) et de Hadol en feront un porc-épic (fig. 20). Ailleurs, pour rappeler encore la personnalité épineuse du spadassin, Gill transforme Paul de Cassagnac en cactus (L'Eclipse, No 13, 19 avril 1868).

2. La rhétorique républicaine


8 Rimbaud déclare, pour sa part : « Nous vous laissions dormir avec la République ». Cependant, plutôt que de rejeter le recours à ce genre d'interpellation, il propose une nouvelle apostrophe aux morts, pour corriger la fausse analogie historique suggérée par Le Pays. 
Les bonapartistes ayant eu la témérité d'invoquer les morts de la République, pourquoi hésiterait-il de son côté à rappeler la généalogie de la République, dont la seule analyse démontre l'incompatibilité entre les intérêts des républicains et ceux des bonapartistes ? 
Lorsque la République se verra obligée de continuer la guerre afin de se défendre, elle adoptera à son tour cette rhétorique généalogique.

9 Ces rappels obsédants de moments du passé reposaient souvent sur une conception répétitive ou cyclique de l'histoire. Parfois, les analogies produites par cette logique avaient un caractère trompeur, dénoncé par Marx, qui avait peur que les révolutionnaires ne soient piégés par une vision profondément anachronique. Rimbaud, pour sa part, a pleinement compris ce que ces analogies pouvaient avoir d'arbitraire et d'imprécis. 
Nous en verrons la preuve dans Le Forgeron, où il donne une représentation délibérément anachronique, avec des « erreurs » chronologiques et événementielles tout à fait volontaires, afin de relire la Révolution française selon la logique de 1870, là où, à l'opposé, la majorité des républicains relisaient 1870 à la lumière de la Révolution française.

10 Le recours de Rimbaud à la rhétorique traditionnelle de la République passe notamment par une allusion patente à La Marseillaise /v. Bernard, 371/. Par l'expression « Tous les vieux sillons », il rappelle la chanson révolutionnaire qui avait été longtemps interdite par le régime. Cette allusion est pour le moins sarcastique, étant donné l’argument général du poème, puisque la chanson est utilisée par le régime impérial lui-même, qui compte justement jouer sur des sentiments patriotiques, afin de rallier jusqu'aux adversaires les plus acharnés du bonapartisme. Le Journal officiel de l'Empire n'imprimera-t-il pas une publicité pour une édition de La Marseillaise, qui passait jusqu'à une date récente pour une chanson hautement subversive ?

11 Rimbaud rappelle aussi au vers 6 l'un des poèmes les plus célèbres de la littérature républicaine, La Curée d’Auguste Barbier, où, après une allusion à La Marseillaise, l’auteur déclarait que : « C’était sous des haillons que battaient les cœurs d'homme » (v. 11). Ce poème, publié le 19 septembre 1830 dans La Revue de Paris, puis dans les ïambes en 1832, évoquait l’échec de la Révolution de 1830. En 1870, le lecteur républicain de La Curée devait songer à une autre curée que celle de 1830, lorsque la bourgeoisie déposséda « la grande populace et la sainte canaille » de sa révolution. En un mot, Rimbaud rappelle par cette allusion, comme Zola dans son roman ultérieur, la curée bonapartiste.

12 Ces allusions évoquent ainsi une série d'événements dans l'histoire de la France, dans l'objectif de rappeler aussi à quel point les problèmes de 1870 ont leurs racines dans des conflits antérieurs. Rimbaud fait allusion non seulement à 1792 et à 1793, mais aussi à la révolution de 1830, aux « rois », parmi lesquels on doit sans doute inscrire l'Empereur Napoléon III à côté de Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe, de même que dans Le Mal le « Roi » est Napoléon III pour les soldats français et le roi Guillaume de Prusse pour les soldats allemands. L'allusion aux morts de Valmy possède une double valeur. 
D'une part, la comparaison porte sur deux guerres contre la Prusse, la première menée pour défendre la République, la seconde, pour renforcer l'Empire qui est menacé, précisément, par l'opposition républicaine. 
D'autre part, si Rimbaud suscite l'idée du sang destiné à « abreuver les sillons », le lecteur est amené à se demander si ce sera de nouveau le sang pur des républicains qui coulera lors de cette nouvelle guerre. La mention de 1793 rappelle le côté radical de la Révolution : la décapitation de Louis XVI, le Comité de Salut public... 
Un autre avenir est donc possible, où ce sera au contraire le sang impur des réactionnaires qui jaillira, la guerre échappant à la logique des intentions bonapartistes pour se métamorphoser en guerre révolutionnaire.

13 Les « Soldats que la Mort a semés, noble Amante, / Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons », constituent peut-être une allusion oblique aux soldats que Cadmus avait fait naître de la terre en semant des dents de dragon. Mais, comme l'a montré Benoît de Cornulier /sous le pseudonyme de Van Licorne et Reboudin/, Rimbaud reprend encore l'argument de La Marseillaise :

Tout est soldat pour vous combattre.
S'ils tombent, nos jeunes héros,
La France en produit de nouveaux,
Contre vous tout prêts à se battre.

14 D’ailleurs, observe Benoît de Cornulier, La Marseillaise met en scène le « joug » qui opprime les pauvres et, dans sa première version, c'est la terre de la Patrie qui produit les nouveaux soldats.

15 La résurrection s'explique par une double détermination. Selon une logique historique, c'est la guerre qui déclenchera la revanche républicaine. Selon une logique mythique, décisive ici, Paul de Cassagnac a tort d'invoquer les armées de la République, car il provoquera ainsi leur résurrection — telle est précisément la vocation de ces « Christs » — et la chute de l'Empire. Ses déclarations sont à la fois le signe avant-coureur et la cause de l'avènement de la République.

16 Dans ce contexte, la référence à l'Italie est un trait d'ironie limpide. Aux débuts de l'Empire, en alliance avec Victor-Emmanuel, Napoléon III avait lutté pour l'unité nationale de l'Italie contre l'Autriche (1859). La victoire de Mac-Mahon à Magenta et la bataille de Solférino n'aboutirent toutefois qu'à un compromis. 
Plus tard, l'Empereur changea de bord, afin d’empêcher les volontaires républicains de Garibaldi de s'emparer des Etats pontificaux. Le 3 novembre 1867, le général de Failly remporta une victoire sanglante à Mentana. Pour les républicains, l'Italie rappelle désormais la complicité de l'Empereur et du Pape dans la lutte antirépublicaine.

17 Or, Suzanne Bernard résume ainsi les données référentielles du sonnet :

La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, qui vit les « va-nu-pieds » commandés par Dumouriez enfoncer les rangs des Prussiens commandés par le duc de Brunswick, a fait l'objet d'un récit célèbre de la part de Michelet (Histoire de la Révolution, VII, chap. 8). A Fleurus, en 1794, le général Jourdan défit les Impériaux. La campagne d'Italie, enfin, de 1791 à 1796, prépara l'avènement de la République en Italie /371/.

18 Rimbaud évoque, par conséquent, des batailles qui ont eu lieu avant la prise de pouvoir de Napoléon Ier, à l'époque où celui-ci comptait parmi les défenseurs de la République. 
Il transforme entièrement la nature de l'interpellation faite par Paul de Cassagnac qui ne parle, en fait, que de 1792. Si Rimbaud pousse plus loin l'analogie, c'est pour faire accoucher l'argument bonapartiste de conclusions contraires à ses intérêts. Ce n'est guère la première fois que le bonapartisme a voulu se déguiser. Faut-il rappeler comment, s’habillant en démocrate, le Prince Louis-Napoléon Bonaparte est revenu en France lors de la révolution de 1848 ?

28.2.1848

Messieurs,
Le peuple de Paris ayant détruit, par son héroïsme, les derniers vestiges de l'invasion étrangère, j'arrive de l'exil pour me ranger sous le drapeau de la République, qu'on vient de proclamer.
Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du Gouvernement provisoire, et les assurer de mon dévouement à la cause qu'ils représentent, comme de ma sympathie pour leurs personnes.
Recevez, messieurs, l'assurance de ces sentiments,
Louis-Napoléon Bonaparte (4 Victor Schœlcher, op. cit., p. 406.)



19 Louis-Napoléon Bonaparte se présentait depuis déjà longtemps comme un adversaire de Louis-Philippe et laissait même penser qu'il était un socialiste. C'est toute l'histoire de la France depuis la Révolution française que Rimbaud met ainsi en évidence, pour en déduire l'incompatibilité absolue entre Empire et République. Pendant la Restauration, surtout, on avait confondu volontiers bonapartisme et républicanisme, en faisant de Napoléon Ier le défenseur des valeurs et des acquis de la Révolution. Pour Rimbaud, les deux traditions doivent à tout prix être distinguées et séparées, pour que le Second Empire ne parvienne pas à jouer une nouvelle fois sur cette confusion, afin justement de tromper les républicains et d'en faire de la chair à canon dans une guerre servant à remettre d'aplomb un Empire qui chancelle.

3. Problèmes chronologiques

20 Izambard soutient que le poème lui a été donné le 18 juillet 1870 et lui attribue le titre Aux morts de Valmy /64/. La date donnée serait celle de la transcription. Il s'agirait plutôt, dans cette hypothèse, d'une datation symbolique, accordant au poète le rôle de dénoncer la débâcle de Sedan et d'annoncer l'avènement de la République (le 2 et le 4 septembre respectivement). Le poème aurait été composé la veille de l'avènement de la République, comme le texte du Pays parut la veille de la déclaration de guerre.

21 Pierre Brunei écrit qu'« on n'a pas retrouvé [le manuscrit] d'Aux morts de Valmy, ce qui jette le doute et sur ce titre et même sur le renseignement fourni à propos de la date » /1983b, 33/, avant de donner un argument en faveur de cette datation : le fait que l'article de Paul de Cassagnac parût le 16 juillet /1983b, 42/. Cependant, ni l'un, ni l'autre de ces arguments n'est logique. On a perdu beaucoup de manuscrits de Rimbaud et cela ne met aucunement en doute l’existence d'autres versions. En revanche, la date de publication de l'article ne permet en rien de déduire que Rimbaud a composé tout de suite son sonnet. C'est du témoignage d'Izambard que découle cette possibilité.

22 Il serait sans doute possible de concilier le témoignage d'Izambard avec celui du manuscrit, en assouplissant cette notion de « date de composition ». La signification politique de ce premier vers « Aux morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize, » n'est pas partagée par le titre indiqué par Izambard : Aux morts de Valmy
Comme l'a montré Jean-François Laurent, Rimbaud « dès le premier vers, en mettant sur le même plan "Quatre-vingt-douze" et "Quatre-vingt-treize", se démarque clairement de Hugo [dans Les quatre jours d’Elciis] » /1987/. La bataille de Valmy eut lieu en effet en 1792. 
Il n'est pas interdit de penser que Rimbaud a radicalisé nettement son poème, que cette radicalisation a pu être conçue à Mazas, d'où la perte du titre primitif. Les modifications apportées au texte du Forgeron conforteraient d'ailleurs cette intuition, car elles vont dans le sens d'une radicalisation progressive du message politique et comportent des traces d'une réadaptation du texte à un nouveau contexte, celui de la guerre de 1870 /v. Ascione 1985, 15/. Mais cette hypothèse est elle-même contrecarrée par le fait que Rimbaud n'a pas dû être tout de suite au courant de la victoire du 4 septembre, ni de la bataille de Sedan, puisque le 5 septembre, il demande à Izambard de s'adresser au procureur impérial pour le libérer. Ou serait-ce un simple lapsus ? Les détenus de Mazas n'avaient vraisemblablement pas accès très vite aux nouvelles politiques. D'ailleurs, Pierre Brunei a-t-il raison de penser qu'« à Mazas, [Rimbaud] avait droit au papier et à l'encre, et il semble qu'il y ait recopié, sinon écrit, "Morts de Quatre-vingt-douze" » /1983b, 42/ ? Nous en doutons.

23 Mazas, écrit en minuscules agrandies dans l'autographe, symbolise non seulement l'incarcération de Rimbaud, mais aussi la prison où l'on écrouait les républicains. 
Le lieu et la date commémorent, avec une exagération volontaire, l'émotion ressentie par le poète dans ce lieu si imprégné d'expériences républicaines. « Plus on est à Mazas, plus on est dans la République », disait Victor Hugo (6 Cité par Yves Gohin, « L'exil de Hugo en 1867 », Europe, No 671, mars 1985, p. 159.). L'emprisonnement et la libération de Rimbaud feront ainsi figure d'événements emblématiques. La précision « Fait à Mazas, 3 septembre 1870 » est mise en vedette. Mazas est la nouvelle Bastille des révolutionnaires... et de ceux qui ne peuvent payer leurs voyages en train ! Mais n'est-ce pas là un petit fait politique, montrant l'injustice d'un monde où certains peuvent se payer des voyages en première classe tandis que d'autres ne peuvent même s'offrir les plaisirs austères d'un wagon de troisième ? D'ailleurs, cette même logique apparaîtra dans Rêvé pour l'hiver, qui évoque de manière humoristique les différentes classes des wagons de chemin de fer /v. Murphy 1990, 132-144 et 229/.

24 L'arrestation de Rimbaud a pu donner lieu à des explications fantaisistes, comme lorsque Delahaye, dans des notes rapides et humoristiques, laisse entendre que son ami avait été prisonnier politique /EigG 152/. Isabelle Rimbaud, ayant lu ces notes, commença par nier l'emprisonnement /Adam, 715/ ; elle a sans doute été consciente des connotations politiques possibles de cette donnée biographique. Izambard, pour sa part, rappelle comment il avait parlé avec Rimbaud de cette affaire /67-68/ :

Izambard : Bref, vous avez vu Paris.
Rimbaud : Mal ! à travers le grillage du panier à salade.
Izambard : Et vous avez eu l’heur d'assister sur place à une révolution.
Rimbaud : Ouais ! entre les quatre murs de ma cellule.
Izambard : Rien de plus suggestif qu'un mur, a dit Victor Hugo, à plus forte raison quatre murs... derrière lesquels il se passe quelque chose... Et vous avez acclamé la République.
Rimbaud : Oh ! je n’étais pas très en train.

25 La dernière phrase, exprimée « modestement » selon Izambard, a tout l’air d'être une « blague » (à supposer que le professeur ait rapporté assez exactement les paroles du poète).

26 Izambard était de toute manière au courant et savait à quoi s'en tenir. Certes, le poète aurait subi un « petit passage à tabac réglementaire » /Izambard, 67/ et aurait même eu à se défendre contre les attentions d'autres détenus /EigG 177/. Mais rien de grave ne transparaît dans ces témoignages et ceux qui font de ces allusions l'indice d'un viol raconté sous une forme codée dans Le Cœur volé ne nous semblent pas moins dans l'erreur que ceux qui soutiennent que des communards avinés violèrent Rimbaud en avril-mai 1871.

27 La datation du poème transforme une réaction primesautière en cri de triomphe devant la défaite imminente des Cassagnac. Mais en juillet, la France ne concevait pas la possibilité d'une défaite. Grâce au caractère prétendument offensant de la fameuse dépêche d'Ems, l'Empire réussit à transformer une discussion diplomatique au sujet du trône d'Espagne en justification d'une guerre. Ainsi, la candidature au trône du prince Léopold de Hohenzollern, que le roi Guillaume retira le 9 juillet, a-t-elle servi de prétexte à une guerre que l'Empire voulait de toute façon mener contre la Prusse. Après tout, le général Lebœuf soutenait que « l'armée prussienne n'existe pas ». Ce ne fut pas sans illusions et sans un optimisme déplacé que l'armée française entra dans la guerre.

28« Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize... » est sans aucun doute l'un des poèmes les moins révolutionnaires de Rimbaud en ce qui concerne son imagerie, fort traditionnelle, mais ne constitue-t-il pas une excellente riposte à la propagande bonapartiste, en empruntant la rhétorique de la propagande républicaine ?

NOTES
1 Des idées napoléoniennes, loc. cil.

2 Napoléon III [apocryphe], op. cit., p. 31.

3 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, a lyric poet in the era of high capitalism, New Left Books, 1973, p. 22.

4 Victor Schœlcher, op. cit., p. 406.

5 Si cet argument est pertinent sur le plan idéologique, notons que le texte en question de Hugo a été publié plus tard, comme l'a fait remarquer Antoine Fongaro /1990, 77/.

6 Cité par Yves Gohin, « L'exil de Hugo en 1867 », Europe, No 671, mars 1985, p. 159.

© Presses universitaires de Lyon, 1991

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LA COMMUNE DANS LE RESTE DU TEXTE


I. Rimbaud dans l'histoire



1. De la censure à l'oubli sélectif

1 L'entrée de Rimbaud dans le Panthéon littéraire de la France ne s'est pas effectuée sans peine. En 1883, Verlaine lui accorde un chapitre de son livre Les Poètes maudits. Néanmoins, malgré ces éloges, Rimbaud sera pendant longtemps l'objet d'ironies et d'invectives. En 1893, François Coppée résume bien le jugement des poètes les plus orthodoxes en le qualifiant de « fumiste réussi ». Et même l'ancien professeur de Rimbaud, Georges Izambard, parle dans un premier temps d'un « petit prodige détraqué » /21/.

2 Pierre Gascar, dans son livre Rimbaud et la Commune, publié en 1971, à l’occasion du centenaire de la Commune, a recours à un psychologisme facile. Qu’on en juge : Rimbaud se conformerait au « tableau classique de ce que les psychiatres appellent la schizoïdie », « homosexuel d'occasion, comme le sont souvent les ivrognes », « l’homosexualité, qui ne peut se borner à être sodomie active, féminise toujours plus ou moins l’homme qui s'y livre » /29, 116/. Le livre de Kristin Ross, The Emergence of social space. Rimbaud and the Paris Commune, bien plus intéressant sur le plan des théories avancées, témoigne néanmoins d'une ignorance presque totale de la critique rimbaldienne, d’où de très nombreuses erreurs d'interprétation portant tant sur le lexique que sur les référents historiques des poèmes de Rimbaud.

2 Les premières allusions à Rimbaud attestent la stupéfaction et la colère qu'il suscitait un peu partout. Tandis que le poète parnassien Théodore de Banville s'étonnait devant l'ambition de Rimbaud de supprimer l’alexandrin, l'ami de Verlaine qu'était Edmond Lepelletier mit en cause son homosexualité. Cependant, Rimbaud trouva des défenseurs inattendus. Comme l'a observé Izambard, « les décadents en peine d'un maître [l'] ont élu roi... par contumace » /21/. Ces poètes décadents étaient eux-mêmes l'objet des sarcasmes des écrivains plus conformistes. Leur hommage à Rimbaud prit la forme, déplorée par Verlaine, de pastiches parodiques et même de « faux Rimbaud »1, textes qui reprenaient et poussaient jusqu'au paroxysme l'obscénité, l'opacité et l'étrangeté de l'œuvre rimbaldienne.


1 V. Morrissette, 351-355. Un sonnet, Instrumentation, montre que les Décadents avaient accès en 1888 à des texte obscènes inédits de Rimbaud, les poèmes que l’on appelle traditionnellement les « Stupra ».




3 Malgré leur caractère parodique, les textes décadents confirment l'impression laissée par l'œuvre de Rimbaud vers l'époque de sa mort. Pour que celle-ci pût devenir l'objet d'un culte officiel, un vigoureux filtrage préalable était donc indispensable ; son côté « voyou » dut être mis entre parenthèses. Aujourd'hui, on ne doute plus de l'importance de Rimbaud et on ne s'étonne pas de sa présence dans les anthologies les plus édifiantes, dans des manuels scolaires qui, c'est le moins que l'on puisse dire, n'ont pas pour objet de corrompre la jeunesse.

4 Ne pouvant tout à fait exclure la révolte de Rimbaud, on l'a redéfinie. Il y aurait une révolte contre la métrique, une révolte contre l'univers tout entier. Mais comment laisser passer, comment rendre canonique une œuvre qui conteste parfois violemment les valeurs de la société d'aujourd'hui ? Il fallait avant tout choisir dans cette œuvre des textes permettant d'éviter les références à la sexualité « anormale », de minimiser l'importance de la révolte politique de Rimbaud. En définitive, ce sont moins les « adversaires » de Rimbaud qui ont travesti la signification de son œuvre que ses prétendus « amis ».

5 C'est Verlaine qui, le premier, essaya d'édulcorer l'idée que l’on se faisait de Rimbaud, s'efforçant par la même occasion de justifier sa propre conduite passée. Cependant, il s'agissait avant tout d'une opération de sauvetage, et non d'une tentative de récupération. Loin de donner une image univoque de son ami, de le ramener à l'ordre bourgeois, Verlaine se fit un plaisir de déjouer les impératifs de cet ordre. Certes, il prétend souvent adopter une perspective édifiante, tenant compte de considérations morales et louant chez Rimbaud des capacités formelles, une force poétique. Néanmoins, ses souvenirs et ses commentaires sont émaillés de passages fort elliptiques où il laisse imaginer, par de nombreux clins d'œil, le Rimbaud réel, scandaleux.





Paterne Berrichon (Issoudun 1855- La Rochefoucauld, Charente, 1922) 
autoportrait 1904


6 Ce fut donc Isabelle Rimbaud, la sœur du poète, qui inaugura la véritable entreprise de neutralisation de la révolte rimbaldienne, non sans se donner deux alliés énergiques : Paterne Berrichon, qui devint son mari, et Paul Claudel, qui prêta son autorité à son interprétation tout à fait fantaisiste, mais hautement morale, de l'œuvre et de la vie de Rimbaud. Une lettre d'Isabelle à un condisciple de Rimbaud, Louis Pierquin, donne une idée assez exacte de sa démarche :

J’aurais voulu que l'on supprimât les trois morceaux intitulés : Le Forgeron, Michel et Christine, Paris se repeuple, qui semblent exprimer des idées révolutionnaires... Arthur Rimbaud... avait fait, encore enfant, entre 14 et 16 ans, un rêve splendide d'égalité universelle. Il était trop intelligent pour ne point s’apercevoir promptement de son erreur /cité par Morrissette, 24/.

7 Les écrits utopiques et socialistes de Rimbaud ne seraient donc que des péchés de jeunesse et même d'enfance. Dans la préface à l'édition Vanier des Poésies complètes, texte fortement influencé par les exigences d'Isabelle, Verlaine lui aussi met en doute la valeur de certains textes de Rimbaud, en particulier des premiers : « trop de jeunesse décidément, d'inexpériences mal savoureuses, point d'assez heureuses naïvetés ». Comme Isabelle, Verlaine déplore — mais en louant subrepticement l'importance esthétique du texte — la publication des Premières Communions, voire des Pauvres à l'église. Et comme elle — mais de nouveau en en retenant certaines qualités — il critique la publication du Forgeron :

On a cru aussi devoir intercaler de gré ou de force un trop long poème : Le Forgeron, daté ( !) des Tuileries, vers le 10 août 1792, où vraiment c'est par trop démocsoc par trop démodé, même en 1870, où ce fut écrit ; mais l'auteur, direz-vous, était si, si jeune ! Mais, répondrais-je, était-ce une raison pour publier cette chose faite à coup de « mauvaises lectures » dans des manuels surannés ou de trop moisis historiens ? Je ne m’empresse pas moins d'ajouter qu'il y a là encore de très remarquables vers. Parbleu ! avec cet être-là ! /OePr 966/

8 De ce qui précède, on devine que ce ne sont ni les Illuminations, ni Une Saison en enfer qui ont souffert de censures et d'oublis, ni certains poèmes de 1872, mais avant tout les textes de la révolte datant de 1870 à 1872. Il était facile, en particulier, de faire passer les écrits de 1868-1870 pour des exercices puérils, pour des pastiches qui, parfois seulement, laissent imaginer le génie qui va bientôt éclore. 
On ne pouvait sans se rendre ridicule mettre en doute l'idéologie de ce tout premier Rimbaud, aussi s'est-on davantage attaché à en « observer » le manque d'originalité. Les premiers biographes de Rimbaud, Jean Bourguignon et Charles Houin, ont vu dans Le Forgeron, Le Mal, Rages de Césars et Le Châtiment de Tartufe les traces d'une lecture de Hugo, des journaux républicains de l'époque : « il avait subi les influences républicaines »... 
Subi, précisément, puisque l'existence même de telles influences aurait des conséquences négatives pour l'évaluation de chaque poème. Si la « bonne » intertextualité serait un travail d'assimilation et de digestion, dans l'œuvre de Rimbaud, comme l’écrit Jacques Plessen, « on a parfois l'impression [de] trouver, pour ainsi dire "recrachés", des fragments bien ou mal digérés de ses lectures-ripailles » /1983, 31/. La découverte par Jacques Gengoux que Rimbaud a fait beaucoup de citations textuelles de poèmes parnassiens, de Banville, Coppée et Glatigny en particulier, a poussé la critique plus loin dans le sens d’une dévalorisation esthétique du Rimbaud de 1870. Cette optique, favorisée par la vieille « critique des sources », a même incité bien des commentateurs à parler de « plagiats » de Rimbaud... Or, la « Nouvelle » critique reprend cette idée, comme lorsque Jean-Louis Baudry juge que

en ce point, le travail de Rimbaud ne fait que répéter et, pourrait-on dire, décalquer un texte déjà écrit. Ce travail n'est pas un travail de réécriture, un travail de production, dans la mesure où il ne transforme pas une matière première textuelle. Il ne fait que la reproduire. Et sans doute est-ce cette question de la nécessité d'une reproduction en quelque sorte aveugle à ce qu'elle reproduit qui paraît ici essentielle. Si « le plagiat est nécessaire » (Lautréamont) on doit aussi le comprendre comme opération qui conduit d'une certaine forme d'écriture : pastiche, à une autre : parodie. Mouvement que l’on peut discerner dans les productions de Rimbaud des années 1870 et 1871 [...] /1968, 50/.

9 Ces dates ne sont pas choisies au hasard. 1870 serait l'année des pastiches, 1871 celle des parodies. La parodie suivrait donc le pastiche et cette optique est d'autant plus séduisante que certaines « reprises » particulièrement flagrantes se trouvent dans les textes de 1870. De la sorte, on se complaît à retrouver dans les premiers textes les traces de ce qu'on leur attribue avant tout : un mimétisme scolaire.

10 Contre cette vision, on peut admettre celle de Suzanne Bernard, qui voit la parodie s'installer au cœur même des « plagiats » :

Mais une inquiétude nous prend très vite. Si dans Credo in unam [...] Rimbaud suit ses modèles, Musset, Banville et Leconte de Lisle, avec une application qui n'exclut pas la virtuosité, si Les Etrennes des orphelins sont pleines de Coppée et Le Forgeron plein de Hugo, très vite et de plus en plus nous sentirons percer dans les poèmes suivants une ironie, une volonté mystificatrice. Rimbaud ne se gêne pas pour plagier ses modèles, reprenant littéralement telle expression ou telle fin de vers ; mais il leur fait subir une déformation qui les tire vers la laideur ou la grimace /XXVIII/.

11 Suzanne Bernard admet donc la justesse du schéma habituel le pastiche, puis la parodie — mais pour elle cette transformation commence dès certains poèmes de 1870, comme Vénus Anadyomène ou A la musique. Nous croyons, pour notre part, que les premiers vers connus de Rimbaud sont presque toujours des parodies, y compris Les Etrennes des orphelins, y compris Le Forgeron.

12 Le « Recueil Demeny », cette anthologie où Rimbaud réunit en septembre-octobre 1870 ses « meilleurs » poèmes, ne constitue pas une simple re-production de l'esthétique parnassienne ou romantique, mais un moment décisif dans la production d'une nouvelle poésie. Désormais, au lieu d'y chercher des traces prophétiques d'une écriture qui n'a pas encore lieu (des Illuminations, en particulier), il faut essayer d'analyser ces textes dans le contexte historique qui, comme les « sources » parnassiennes et romantiques, devrait assurer leur interprétation autant qu'il a déterminé leur création.

13 Dans ce livre, nous analysons non seulement des textes de ce Recueil Demeny, mais aussi des poèmes de l'Album zutique, ainsi qu’un dizain ultérieur que les éditeurs ont tendance à traiter comme un « zutisme », « L’Enfant qui ramassa les balles... ». Les textes zutiques, qui datent de l'hiver 1871-1872, sont très souvent exclus par les éditions populaires et mis en quarantaine, dans des appendices, par les éditions « sérieuses ». De ces poésies, Marcel Ruff écrit :

Il est légitime qu'elles soient reproduites dans les éditions des Œuvres complètes, où elles figurent généralement à part, en appendice. Il ne nous semble pas que leur présence soit nécessaire ni utile pour quiconque veut étudier l'évolution de la poétique de Rimbaud. Ce ne sont que gamineries et calembredaines [...] /1978, 14/

14 Il n'est pas étonnant que l'on ait négligé ces textes subversifs. On pouvait fort bien alléguer le caractère « privé » de ces écrits, copiés dans un album qui n'était guère destiné à être publié : ne s'agissait-il pas de fantaisies sans portée ? A de très rares exceptions près, la critique a oublié ces poèmes, les laissant sans commentaire dans les éditions, les mentionnant incidemment pour en rappeler l'insignifiance. De la sorte, les perfidies souvent amusantes de l'album sont restées dans l'ombre, ainsi que leur utilité pour une connaissance des procédés parodiques de Rimbaud.

15 Les textes du Recueil Demeny, comme ceux de l’Album zutique, ont, eux aussi, été souvent négligés par la critique. Ils passent, à l'exception du Dormeur du Val, pour des textes sans saveur et sans originalité. Or, ces deux ensembles ont en commun une référentialité historique tout à fait patente. Voilà encore, sans doute, un motif servant à les refouler. Pour bien des critiques, se pencher sur l’historicité ou l’idéologie de l'œuvre rimbaldienne serait une erreur : cette poésie ne serait-elle pas une tentative de dépasser l'histoire ? « Non, la révolte de Rimbaud n'est pas de ce monde, pas plus que son désespoir ! », écrit Benjamin Fondane, pour lequel Rimbaud était un nihiliste voyou /171/. Pour Jacques Rivière, qui voyait en Rimbaud un catholique en puissance, Rimbaud exprime « une révolte non pas d'ordre social, mais d'ordre métaphysique » /86/. Cette révolte qui « dépasse » la politique finirait donc dans l'apolitisme, dans une étonnante neutralité contredite par les déclarations les plus explicites du poète.

16 Et pourtant, Fondane voulait surtout empêcher la culture de son époque de soumettre cette œuvre à des critères et à des objectifs qui n'étaient pas ceux de Rimbaud :

Tout est désormais dans l'ordre : Rimbaud mort, son œuvre est venue enrichir le patrimoine national, l'insoumis se trouve avoir sa statue, la vie la plus singulière qui soit a fini par servir et le voici, sans appel, rangé, classé, blanchi, par les soins mêmes de cette vieille putain, l'Histoire /28/.

17 Toutefois, nous croyons que c'est en effaçant et en cachant le contexte historique de cette œuvre que l'on a le mieux réussi à en neutraliser l'insoumission. Ce n'est pas nécessairement en séparant Rimbaud de son époque que l'on préserve le mieux son caractère unique. Par le fait même de circonscrire ce qu'il « emprunte », on parvient mieux à mesurer ce qu'il apporte de nouveau. Ironie du sort, la révolte existentielle théorisée par Fondane, par le fait de ce refus de l'Histoire, ressemble à la révolte métaphysique imaginée par Rivière et donc à une vision catholique que Fondane voulait à tout prix répudier.



18 On ne dispose toujours pas d'une étude d'ensemble des poèmes de Rimbaud qui ont été le plus explicitement marqués par la politique et ce ne sont pas les deux livres ayant pour titre ou sous-titre Rimbaud et la Commune qui comblent cette lacune : leur apport aux études rimbaldiennes est en effet mince 2


2. Rimbaud antibonapartiste
2 Pierre Gascar, dans son livre Rimbaud et la Commune, publié en 1971, à l’occasion du centenaire de (...)



Pour la majorité des critiques, les références politiques et historiques seraient à la fois transparentes et secondaires. L'intérêt même de cette œuvre résiderait, dit-on, dans une répudiation acharnée du réalisme et même du réel, sous toutes ses formes vécues ou événementielles, trouvant son apogée dans la poésie « fragmentaire » des Illuminations. Dans de telles conditions, parler de la lutte des classes serait paradoxal et témoignerait même d'une certaine inconséquence. Or, nous n'envisagerons pas ici les œuvres en prose de Rimbaud, qu'un nouveau formalisme tend de plus en plus à atomiser et à dépouiller de leur contexte philosophique et politique, mais uniquement l'œuvre en vers, et surtout les vers écrits entre 1870 et les premiers mois de 1872.

19 Alors que les rapports de Rimbaud avec la Commune ont été le plus souvent étudiés sous une lumière exclusivement biographique, la représentation qu'il donne du Second Empire a été, sinon passée sous silence, du moins constamment négligée. « Même les caricatures impériales sont anodines », écrit Marcel Coulon /1929, 97/. Et François Ruchon n'est pas moins affirmatif :

Ni dans le Val [sic], ni dans les Morts de Quatre-vingt-douze [sic], ni dans Rages de César [sic] et l'Eclatante victoire de Sarrebrück, il ne dépasse une satire somme toute modérée, bien en-dessous des Châtiments et même de la Lanterne /78/.

20 Cette perspective se retrouve dans le livre plus récent de Louis Charvet : « Ses attaques contre l'Empire et l'Empereur restent bien en deçà de celles que véhiculaient les polémiques et l'imagerie d'alors. [...] Jean-Arthur est républicain sans doute ; il est avant tout pour le Peuple » /34-35/. André Guyaux, en proposant une lecture d'un dizain satirique « L'Enfant qui ramassa les balles... », y discerne même une certaine sympathie pour sa cible, le Prince impérial, et cette émotion enlèverait au poème beaucoup de sa méchanceté /1981/.

21 Ces différents jugements attestent avant tout l'insuffisance des recherches dans ce domaine. Pour quelques poèmes, il est vrai, on bénéficie d’articles intéressants consacrés à l'ironie antibonapartiste de Rimbaud /Forestier 1984, 1989, Ascione 1984a et 1985, Chambon 1985/, mais on ne peut trouver trente pages d'analyses attentives consacrées à ce problème dans toute la critique rimbaldienne, il n’existe aucune étude d'ensemble de cette poésie républicaine et certains poèmes dignes d'être analysés dans cette optique n'ont jamais suscité d'étude approfondie.

22 Les quelques rapprochements que l'on a pu faire entre les poèmes de Rimbaud et la caricature républicaine de 1870-1871 attestent non une étude des publications et des gravures de l'époque, mais la lecture plutôt hâtive de quelques livres d'histoire illustrés. Autrement dit, on a oublié justement « les polémiques et l'imagerie d'alors », sur lesquelles les textes de Rimbaud s'appuient, et sans lesquelles une partie importante du sens de ceux-ci demeure méconnue. De la sorte, on se trompe souvent en évoquant ces caricatures, que ce soit par de fausses attributions des gravures /Ross, 143-144/, par des lectures erronées de leur contenu politique /Peschel 1977, 26/ ou par des comparaisons inappropriées entre des caricatures et des vers de Rimbaud qui ont en réalité une signification tout à fait différente /Adam, 881 n. 10/.
 
23 Nous espérons montrer dans ce livre non seulement ce que Rimbaud doit aux écrits polémiques de son époque, à cet intertexte dominé par Les Châtiments de Hugo et La Lanterne de Rochefort, mais aussi comment il s’en écarte. 
Il adopte, certes, des procédés caricaturaux et satiriques traditionnels, mais il les pousse si loin qu’ils en deviennent parfois méconnaissables. Les poèmes républicains de Rimbaud ne proposent guère une simple perpétuation de la démarche de Barbier, Hugo et Glatigny. On trouve même dans cette réécriture, dans cette intertextualité flagrante, une déconstruction du modèle hugolien du « châtiment ». Les textes de Rimbaud introduisent un élément nouveau, profondément subversif. Par des effets de superposition et de lecture double, triple ou multiple, ils délaissent les modèles iconographiques traditionnels, fondés sur une lisibilité visuelle, pour créer une écriture hermétique où des modèles de lisibilité traditionnels échouent. La langue n'est plus une forme que l'on peut opposer à un contenu, puisqu'elle devient elle-même une cible, un contenu : la nouvelle poétique de Rimbaud surgit d'une explosion joyeuse de figures et de tropes, de métaphores et de métonymies, qui aboutit à une démarche rhétorique nouvelle.



La guerre intervint directement dans la vie de Rimbaud. Les cours furent suspendus, Mézières bombardée, son frère partit comme volontaire, Izambard quitta le collège de Charleville, devint garde national et s'engagea lui aussi comme volontaire. 
A la fin d'août, Rimbaud fuit Charleville et partit pour Charleroi afin d’y prendre le train pour Paris — le chemin de fer de Charleville à Paris étant bloqué à cause de l'invasion. Arrêté dès son arrivée à Paris, parce qu'il n'avait pas de billet de train, le jeune poète fut provisoirement écroué à la prison de Mazas, d'où il fut libéré quelques jours plus tard grâce à Izambard. Entretemps étaient intervenus la débâcle de Sedan, le 2 septembre, et l'avènement de la République, le 4...

38 Par la suite, Rimbaud sera du côté de la Commune contre le gouvernement de Versailles et ses attaques porteront, de plus en plus, contre les réactionnaires « républicains ». 
Cependant, même dans des textes de l'Album zutique, datant de 1871-1872, Rimbaud reviendra à ses attaques contre l'Empire et contre la famille impériale, car ce fut pendant les derniers mois de l'Empire qu'il fit l'apprentissage de la poésie politique et des techniques de la caricature qui allaient lui être si utiles lors de sa révolution poétique de 1871.




Pierre Gascar, dans son livre Rimbaud et la Commune, publié en 1971, à l’occasion du centenaire de la Commune, a recours à un psychologisme facile. 
Qu’on en juge : Rimbaud se conformerait au « tableau classique de ce que les psychiatres appellent la schizoïdie », « homosexuel d'occasion, comme le sont souvent les ivrognes », « l’homosexualité, qui ne peut se borner à être sodomie active, féminise toujours plus ou moins l’homme qui s'y livre » /29, 116/.
 Le livre de Kristin Ross, The Emergence of social space. Rimbaud and the Paris Commune, bien plus intéressant sur le plan des théories avancées, témoigne néanmoins d'une ignorance presque totale de la critique rimbaldienne, d’où de très nombreuses erreurs d'interprétation portant tant sur le lexique que sur les référents historiques des poèmes de Rimbaud.


II. L'arsenal de la caricature


1. Rimbaud et la caricature

Dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871, le poète rappelle ce qu'il a observé dans les rues de Paris avant l'avènement de la Commune : les « gravures de A. Marie, Les Vengeurs, Les Faucheurs de la Mort 3 » et surtout les « dessins comiques de Draner et de Faustin » (Draner — et non Dräner — était le pseudonyme par boustrophédon du caricaturiste Renard). Il ne faut pas oublier que les poèmes communards de Rimbaud, en particulier Chant de guerre Parisien, témoignent d'une connaissance intime des procédés et des symboles de la caricature communarde /v. Murphy 1986 et 1991b/.


2. La rhétorique républicaine


Le Second Empire mort, la caricature politique a connu tout de suite un prodigieux essor, né de la possibilité d'enfin exprimer des idées et des émotions refoulées pendant vingt ans de censure impériale. En dépit de tout ce que cette explosion caricaturale pouvait contenir d'opportuniste, de la part de dessinateurs plus intéressés souvent par l'argent qu'ils pouvaient en tirer que par le message politique qu'ils proposaient, ce phénomène fournissait une expression authentique de l'idéologie républicaine révolutionnaire de l'époque. 
Et cette idéologie était d'ores et déjà communaliste, bien avant la proclamation de la Commune en mars 1871, puisque les idées politiques de la Commune, loin de naître tout armées lors de l’insurrection, avaient depuis longtemps circulé sous l'Empire, dans des cercles et des cénacles subversifs.

12 Henri d'Almeras reconnaît à la caricature une force subversive considérable :



Ces caricatures ne respectaient rien, ni la soutane du prêtre ni la robe du juge. Elles habituaient le peuple au mépris de toutes les forces de l'ordre et préparaient ainsi, à leur manière, la guerre civile. « Le clou qui sert aujourd'hui de burin, disait très justement un journaliste du temps, pourra servir demain de stylet ».
4. Henri d'Almeras, La Vie parisienne pendant le siège et sous la Commune, Albin Michel, s.d.


Si Veuillot condamne violemment les fonctions scatologiques et physiologiques représentées si souvent dans la caricature, il emploie néanmoins des formules analogues (les dessins en question sont un vomissement). C'est que les traits intrinsèques de son discours polémique, qui était d'ailleurs d'une férocité notoire, sont pour le moins complices de la caricature et en sont même, peut-être, tributaires. Cependant, le dynamisme caricatural se trouve à cette époque du côté de la République et constitue, en effet, une expression emblématique du républicanisme révolutionnaire. Au moment de la Commune, beaucoup de caricaturistes changeront de bord, de sorte qu’après la Semaine sanglante, on les retrouvera souvent alliés politiquement à ceux qu'ils conspuaient avant le 18 mars.


Si Rimbaud revient souvent à cette caricature républicaine en 1871-1872, dans l’Album zutique, cela signifie premièrement que les événements et les personnalités marquants de la fin du Second Empire ont eu sur sa vie un certain retentissement. Mais cela signifie aussi, peut-être, que même dans le petit cercle zutique, l'accord collectif peut plus facilement s'établir sur la base d'une pensée et d'une poésie antibonapartiste que sur celle d'une poésie strictement communarde. Il est en effet frappant que ces poètes, presque tous en faveur de la Commune, aient laissé dans l’Album zutique assez peu de textes « engagés ». A moins d'une année de la Semaine sanglante, les écrivains ont peur.




III. Naître et paraître

1. Je vous salue, Eugénie

Vieux de la vieille !

Aux paysans de l'empereur !
A l’empereur des paysans !
Au fils de Mars,
Au glorieux 18 Mars !
Où le Ciel d'Eugénie a béni les entrailles !

4 Louis, Prince impérial, est en effet né en mars 1856. L'importance symbolique de ses anniversaires augmentait avec l'état de santé de plus en plus préoccupant de son père et avec la menace croissante de l'opposition républicaine. Dans Le Nain jaune du 17 mars 1870, G. Hugelmann se plaignait de la manière dont l'Empire libéral, avec pour premier ministre Emile Ollivier, édulcorait les cérémonies lors de l'anniversaire du prince. Les « ultras » du bonapartisme voyaient dans ce détail un symptôme de l'affaiblissement de l'Empire, vicié par une insidieuse contamination démocratique :

Aussi cet anniversaire n'est-il salué que par les larmes de ceux qui auraient voulu l'accueillir avec toute leur joie ; et ils ont raison de pleurer sur Napoléon IV, car Napoléon IV régnera-t-il ?
Pour la première fois, la majorité de l'héritier de la couronne est soumise en France à l'étranglement du huis clos, sans que les grands corps de l'Etat témoignent de leur allégresse fidèle.
L'enfant, beau comme sa mère, fièrement campé sur son cheval, comme les héros de sa race, devait nous apparaître au milieu de l'armée, qui l'attendait, et saluer de sa main, au-delà des soldats les masses facilement rendues à l'espoir.
M. Emile Ollivier a étendu sur tout cela les basques de son habit noir, comme sur la lumière la chauve-souris étend ses ailes [...] Nous étendons à tes pieds des javelots afin de savoir si tu as vraiment dans les veines le sang des demi-Dieux.
Si ce sang est le tien, nous prions Dieu qu'il se révèle ; car ce n’est pas seulement ta Dynastie que le Parlementarisme est en train d'anéantir, c'est la France [...]

Dans la propagande républicaine, le prince sera souvent nommé Scrofuleux IV ou le Fœtus impérial ; parfois on le montrera dans un bocal. Il faut préciser, peut-être, que la scrofule (ou les écrouelles) est caractérisée par des lésions torpides et qu'elle se relie à la tuberculose et... à la syphilis. Rimbaud maintient assez systématiquement cette utilisation polémique de la pathologie, mais avec une subtilité textuelle sans doute rare dans les intertextes dont il reprend les techniques.

18 Or, Pascal Pia a observé, sans soupçonner un instant l'exquise perfidie du détail, que le Prince impérial est né en réalité le 16 et non le 18 mars /AlbZ 106/. 
Comme beaucoup de « lapsus » de Rimbaud, celui-ci n'en est pas un, puisque le poète profite de ce petit déplacement chronologique pour transformer son « toast » porté à l'Empire en commémoration clandestine de la Commune, née le 18 mars lorsque Thiers ne parvint pas à enlever les canons à la Garde Nationale à Montmartre /Forestier 1972 et 1989/. Le même jour, le comité central de la Garde Nationale s'installa à l’Hôtel de Ville. Il va sans dire que cette « blague » aurait été transparente pour un lecteur de l'époque.

19 La plaisanterie est soulignée par la deuxième allusion à Mars, mot écrit en minuscules agrandies et suivi par un point d'exclamation. Dans Le Forgeron et Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs, on trouve d'autres datations humoristiques. Ce qu'on dit... est daté du 14 juillet, jour de la prise de la Bastille (qui n'est pas encore en 1871 une fête nationale) /Hackett 1981, 22/.

20 Théophile Gautier, on vient de le voir, avait composé une Nativité mièvre à souhait pour la naissance du prince. Il est intéressant de constater que dans ses Emaux et camées, il avait publié un poème intitulé, justement, Vieux de la vieille, mais sans point d'exclamation. Ce poème en l'honneur des « vieux de la vieille », au sens propre les vétérans de la garde impériale de Napoléon Ier, pouvait être lu, rétrospectivement, comme un prélude au coup d'Etat, une réhabilitation du souvenir bonapartiste à un moment décisif. Le poème, publié le 1er janvier 1850 dans la Revue des Deux-Mondes, avait valu à Gautier l'envoi, par les « vieux de la vieille », d'une médaille commémorative, en remerciement pour son hommage poétique.



Il faut enfin relever une allusion contextuelle qui, sans être formellement inscrite dans le texte, ne pouvait cependant être négligée par un lecteur contemporain, comme en témoigne cette Complainte de la Colonne :


On vit les Vieux de la Vieille
Oublier, de désespoir,
D' fair' sécher leur mouchoir
Et d'siffler un verr’ de vieille (15. Cité par Léonce Dupont, Souvenirs de Versailles pendant la Commune, E. Dentu, 1881, p. 177.)


23 En effet, la colonne venait nécessairement à l'esprit lorsqu'on évoquait les « vieux de la vieille » et Gautier n'échappait pas à la règle :

Quand on oublie, ils se souviennent !
Lancier rouge et grenadier bleu,
Au pied de la colonne, ils viennent
Comme à l’autel de leur seul dieu.

24 La fonction de la colonne est en effet de rappeler au souvenir la gloire du premier Napoléon, comme celle du poème de Rimbaud est de remettre en mémoire la Commune. Mais en 1871, l'expression « vieux de la vieille » a pu être appliquée aux combattants communards qui avaient survécu lors de la Semaine sanglante /v. Forestier 1972 et 1989/. Et ces nouveaux « vieux de la vieille » se félicitent justement d'avoir « déboulonné » la colonne Vendôme (fig. 15), considérée par les Communards, par Marx et même par Isidore Ducasse, comme le plus important symbole du bonapartisme. A un moment où les journaux et les caricatures conservateurs vilipendent le rôle de Gustave Courbet dans cet acte de « vandalisme » révolutionnaire, Rimbaud montre qu'il est toujours de tout cœur avec les Communards qui ont pu se sauver. Bientôt, il les retrouvera d'ailleurs à Bruxelles, puis à Londres. En attendant, il s'attaquera à la poésie réactionnaire, à son contenu comme à ses caractéristiques prosodiques.


2. Les remembrances de Coppée

Au moment de l'Album zutique, le Second Empire est déjà mort. On peut donc se demander pour quelles raisons Rimbaud se penche ainsi sur ce passé récent, plutôt que de choisir des sujets et des cibles parmi les hommes politiques du jour. L'analyse de Vieux de la vieille ! et de Ressouvenir révèle que le choix de parler de 1856, loin de constituer un escamotage des problèmes politiques du présent, permet à Rimbaud d'y revenir, par le fait même d'adopter les procédés de la caricature républicaine. Après la Semaine sanglante, les républicains du gouvernement défendent des valeurs traditionnelles, celles de l'Ordre, de l'Eglise, de la Propriété. Vieux de la vieille !, par son toast porté à la Commune, Ressouvenir, par son allusion aux ouvriers adversaires de l'Empire, inscrivent une idéologie incompatible avec celle de la Troisième République. Ces références à l'anniversaire du Prince impérial ne sont donc pas exemptes de perfidie. Rimbaud s'y livre à des expériences sémantiques, jouant sur des effets d'insinuation et de superposition d'autant plus utiles que la censure a de nouveau été imposée. Les zutistes, qui saisissent l'envergure de la victoire versaillaise, comprennent aussi que la Troisième République défend avec fort peu d'enthousiasme les véritables valeurs républicaines.


IV. Les Prodromes de la guerre : «Morts de Quatre-vingt-douze...»

(Si on s'en souvient, c'est l'objet initial de cette page de blog)





V. L'Education d'un prince : «L’Enfant qui ramassa les balles...»
p. 57-75



En septembre 1872, Rimbaud et Verlaine se trouvent à Londres, où ils fréquentent des artistes et journalistes communards, dont le dessinateur Félix Régamey. 



Félix Régamey vers 1870

Félix Régamey commence sa carrière en publiant des caricatures et des dessins satiriques ou humoristiques dans de nombreux journaux tels que le Journal amusant, Le Boulevard, L'Indépendance parisienne, La Vie parisienne, Les Faits-Divers illustrés. En septembre 1870, il fonde le Salut Public, puis s'implique dans la Commune de Paris et doit s'exiler plusieurs années à Londres après l'échec de l'insurrection. Ami de Rimbaud et Verlaine, il les aide financièrement lorsqu'ils arrivent en Angleterre en 1872.



Rimbaud et Verlaine dans une rue de Londres (1872), dessin.





Un quart de siècle plus tard, Régamey évoquera leurs visites à son atelier, et l'inscription dans son album de deux dizains satiriques. Se trompant dans ses souvenirs, il attribue les deux poèmes à Verlaine /1896, 22/, mais on a pu montrer que si l'un des dizains, « Dites, n'avez-vous pas, lecteurs... », est en effet de Verlaine, l'autre est de Rimbaud /Coulon 1929, 243-244/ (fig. 21). L'évidence graphologique est corroborée par les rapports entre les deux poèmes. Fruits d'une intertextualité ludique, ces dizains témoignent d'une technique parodique partagée ; d'ailleurs, les deux zutistes avaient déjà poussé fort loin leur collaboration poétique en composant ensemble le Sonnet du Trou du Cul. Chaque poème est précédé d'un en-tête caricatural. Alors que Verlaine fait le portrait de l'Empereur, Rimbaud rend le même délicat hommage à son fils :


L'Enfant qui ramassa les balles, le Pubère
Où circule le sang de l'exil et d'un Père
Illustre, entend germer sa vie avec l'espoir
De sa figure et de sa stature et veut voir
Des rideaux autres que ceux du Trône et des Crèches.
Aussi son buste exquis n'aspire pas aux brèches
De l'Avenir ! — Il a laissé l'ancien jouet. —
O son doux rêve ! O son bel Enghien! Son œil est
Approfondi par quelque immense solitude ;
« Pauvre jeune homme, il a sans doute l'Habitude ! »
François Coppée


VI. Au-delà de l'image d'Epinal : L’éclatante victoire de Sarrebrück


VII. Rendez donc à César... : Le Mal

VIII. Portrait d’un Empereur : Rages de Césars

IX. Enigmes zutiques : Lys et Exil

X. Fragments et fantasmes : Hypotyposes saturniennes, ex Belmontet

Or, ce n'est pas la première fois que Rimbaud parle de Belmontet. En effet, dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, il avait reproché à Hugo et à Belmontet de remplir leurs poèmes de trop de « colonnes, vieilles énormités crevées ». 
Cette apposition constituait une allusion très nette à la colonne Vendôme, à ce symbole de la gloire bonapartiste qui venait d'être « déboulonné » par la Commune. Hugo avait vilipendé cet acte dans un poème publié le 7 mai 1871, Deux Trophées
Comme l'avait compris Georges Izambard, Rimbaud utilisera dans trois lettres de cette époque, celles du 15 mai, du 10 juin et du 12 juillet, les expressions rond de bronze et ronds de colonne comme périphrase de « pièce de monnaie », comme si les morceaux de cette colonne avaient été transformés en argent /v. Ascione 1984b et Parade sauvage, 2, 99-101/. Mais au-delà de ces références satiriques, selon lesquelles Hugo est revenu à son ancienne complicité avec le bonapartisme, en défendant la colonne Vendôme, il y a une critique plus spécifiquement littéraire. Ces « vieilles énormités crevées » seraient un symptôme d'une poétique de la démesure, d'une tendance, chez Hugo comme chez Belmontet, à croire que certains signifiants sont intrinsèquement poétiques. Telle est précisément la polémique à laquelle Rimbaud revient dans ce poème.



XI. L'habit ne fait pas le moine : Le Châtiment de Tartufe

Tisonnant, tisonnant son cœur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu'il s'en allait, effroyablement doux,
Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,

Un jour qu'il s'en allait, « Oremus, » — un Méchant
Le prit rudement par son oreille benoîte
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !

Châtiment !... Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S'égrenant dans son cœur, Saint Tartufe était pâle !..

Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
L'homme se contenta d'emporter ses rabats...
— Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas !

Arthur Rimbaud

1 Peu de poèmes de Rimbaud ont suscité moins d'enthousiasme que Le Châtiment de Tartufe. John Porter Houston n'est pas le seul commentateur à penser qu'il s'agit d'une « satire avortée »/1977, 32-33/, simple et même simpliste, inspirée par un goût de l'invective facile. Pour Yves Bonnefoy, de même, ce sonnet n'est qu'un exercice médiocre et oubliable /1978, 89/. Les critiques font remarquer que le poème « traduit » ou « exprime » l'anticléricalisme féroce du Rimbaud de 1870, ce qui va évidemment de soi. Mais lorsqu'on délaisse ces évidences, ces significations explicites, y reste-t-il quelque chose à savourer ? Existe-t-il, en un mot, un revers de la médaille, implicite, qui puisse valoriser le poème et en faire autre chose qu'un griffonnage ajouté dans la marge du Tartuffe ?



55 Tartufe est un parfait emblème de l'imposteur « Badinguet », comme l'est Machiavel dans un texte de 1864 de Maurice Joly (21.Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (Bruxelles, 1864))





56 Par une ironie supplémentaire, le Méchant qui dévoile, puis se dérobe, — Victor Hugo — doit lui-même souffrir l'indignité d'être mis à nu, révélant que s'il n'est pas nécessairement hypocrite, il est au moins antiphrastique : le Méchant est trop bon. Rimbaud paraît s'interroger sur la conduite de Hugo et se demander si celui-ci n'a pas l'intention, à son tour, de se cacher sous la chaste robe noire de l'imposture. Une année plus tard, Rimbaud fera de Hugo la cible d'invectives féroces dans L'Homme juste /Reboul 1985/. Le mage s'est rendu complice, au moment de la Commune de Paris, de Versailles et de l'obscurantisme réactionnaire.

XII. Rimbaud pacifiste ? Lecture de deux lettres de Rimbaud


XIII. Le Soldat inconnu : Le Dormeur du Val


Ajoutons que dans la littérature de l'époque, dans la caricature et l'iconographie républicaines, le soleil représente la Liberté, la Vérité, la République (et, plus tard, la Commune).
 Inutile, certes, de vouloir à tout prix rattacher ce symbole à une « source » précise, par exemple aux poèmes d’Auguste Barbier /cf. Watson 1987/, car il relève de l'imagerie « canonique » de la révolution. Le soleil luit, ici, « de la montagne fière ». Il est étonnant que l'on ait pu si souvent passer sous silence ce détail symbolique, privilégié, du sonnet. Rien de plus compréhensible, dans l'imagerie républicaine, que ce soleil de la République qui luit à partir de la Montagne, fier représentant des valeurs révolutionnaires. On n'est certes pas obligé de littéraliser à ce point la valeur allégorique de la montagne. Après tout, elle a pu être un symbole conventionnel de la liberté sans pour autant se référer à la Montagne politique — tel est le cas, notamment, chez Hugo (11.Cf. Pierre Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, Corti, 1963, pp.339-341.) D'autres indices témoignent néanmoins de la vraisemblance de cette lecture.


La lecture pacifiste de Paul Sadrin enregistre bien la subversion des clichés par Rimbaud, mais néglige la conjoncture historique et la rhétorique que le poète lui-même déploie. En octobre 1870, comment peut-il s'attaquer à ceux qui « donnent héroïquement des enfants à la mitraille », s'il s'agit désormais des Républicains ? En fait, nous avons vu que, tout en ne voulant pas « jouer le jeu » de la droite, en favorisant le défaitisme, Rimbaud souligne le manque d'énergie déployée par le gouvernement dans la défense de la République. Rappelons encore le contexte historique. Il s'agit de l'époque où le général Trochu et le Gouvernement de la Défense nationale sont accusés par la gauche républicaine d’une stratégie militaire inepte et même d'avoir délibérément sacrifié des milliers de soldats, de la Garde nationale en particulier, afin de trahir la République. Les révolutionnaires du moment, qui allaient bientôt faire la Commune de Paris, ne soutenaient-ils pas que le gouvernement tenait davantage à supprimer le mouvement ouvrier de Paris qu'à faire reculer les armées prussiennes ?

Dans Les Assis, encore, les représentants de l'obscurantisme culturel aiment les glaïeuls (13. Il s’agit, comme l'avait bien compris Verlaine, de bibliothécaires, comme en témoigne la comparaison entre les Assis et des libellules, rappel de l'étymon souvent accordé à l’insecte en question : libellula « petit livre ».) 
Favre apparaît même, dans Chant de guerre Parisien, comme un faux dormeur du val, couché parmi les épées de ses soldats versaillais, répandant des larmes de crocodile au sujet de ceux qui sont morts pour la République dans la lutte contre la Prusse et de ceux qui meurent dans la guerre entre la Commune et Versailles. Les Parisiens réclament la sortie en masse et le Général Trochu parle de leur « héroïque folie », en prétendant disposer d'un plan pour sauver Paris ; plus tard il reconnaîtra que son fameux plan n'a jamais existé.

55 Chant de guerre Parisien nous livre une manière de glose des glaïeuls du Dormeur du Val, pour en rendre plus explicite le symbolisme. 
Rimbaud avertit déjà contre un dangereux enlisement de la République dans le marais d'idées républicaines « modérées » qui cachent en fait une complicité avec les orléanistes et autres conservateurs. La victoire des vrais républicains est menacée par leur gouvernement, qui collabore par sa passivité résolue à la défaite militaire. Le dormeur serait mort pour la République, mais à cause du Gouvernement de la défense nationale, qui affiche néanmoins une tristesse feinte devant la mort de tant de ses soldats. En octobre 1870, il ne suffit plus simplement de défendre le principe républicain contre l'idée bonapartiste. Il s'agit aussi de savoir quelle est au juste la République que l'on cherche à créer.

56 Au terme de cette analyse, on comprend que la mort, pour être consternante, n'est pas dans ce poème sans ambiguïté. Ne voulant pas encore s'attaquer violemment et directement au Gouvernement de la Défense nationale, comme il le fera lors de la Commune, ne voulant pas « jouer le jeu » des défaitistes réactionnaires, voire du gouvernement lui-même, Rimbaud nous livre donc une image codée, elliptique, de ses émotions. Le dormeur du val, avec deux trous rouges au côté droit, sourit. Comme sourirait un enfant malade, certes. Mais on ne peut s'empêcher de penser que ce signe édulcore l’idée d'une mort horrible, en conférant au mort une sorte de douceur des traits, sinon une ultime compréhension du sens politique de son sacrifice volontaire, même si ce sacrifice a été inutile du fait des agissements gouvernementaux. Ainsi, la mort perd ici de sa brutalité, de son caractère absolu. On ne peut en tout cas s'autoriser de ce mort paisible pour inférer le pacifisme de Rimbaud.


XIV. Rimbaud journaliste

Revenons en arrière, pour lire le compte rendu, de la plume de Rimbaud, d'une réunion politique douaisienne :

Réunion publique, rue d'Esquerchin.
Vendredi soir, 23 septembre.



La séance est ouverte à 7 heures.
L'ordre du jour est la formation d'une liste électorale. Le citoyen-président donne lecture de deux listes électorales, puis d’une troisième dite de conciliation.
Le citoyen Jeanin trouve charmante l'idée de cette liste de conciliation, qu'il appelle liste des malins : il fait ressortir que certains candidats connus pour leurs opinions réactionnaires ou pour leur nullité, ont l'immense avantage d'être portés sur deux, même sur trois listes : naturellement, les candidats sérieux et convaincus ne figurent que sur une seule liste.
Cette remarque faite d'une façon vive et nette, acquiert l'assentiment de tout l'auditoire.
Le citoyen président propose, pour composer une nouvelle liste électorale, de voter, et d'accepter ou de rejeter chacun des candidats nommés sur les trois premières listes.
Un des citoyens-assesseurs (1. Le texte porte accesseurs, qu'il faut vraisemblablement corriger.) égrène le chapelet des conciliables : presque tous sont rejetés avec un entrain splendide.
On propose des noms nouveaux.
Les citoyens Jeanin, Petit, et quelques autres, déclinent l'honneur de figurer sur la liste.
Une petite Lanterne assez agréablement bouffonne, est faite par le citoyen de Silva : il dresse un jugement d'outre-tombe à l'ancien conseil municipal, et conte les aventures de certain carillon.
La séance se termine avec la composition de la nouvelle liste : elle est intitulée liste recommandée aux républicains démocrates.
Un citoyen fait remarquer que tout Français, aujourd'hui, doit être républicain démocrate, qu'en conséquence le titre de cette liste la recommande à tous les citoyens.
La réunion se dissout à dix heures. (2. L'édition de la Pléiade d'Antoine Adam reproduit le texte donné par l'ancienne édition de la Pléiade de Jules Mouquet et Rolland de Renéville, qui reprennent à leur tour le texte fourni par Georges Izambard. Cependant, ce texte fourmille d'erreur énormes et rend tout à fait illogique le déroulement du texte, que nous avons donc corrigé en utilisant le facsimilé du compte rendu publié dans l’Album Rimbaud par Henri Matarasso et Pierre Petitfils /1967, 53/.)


2. Jeannin était, selon Izambard, « codirecteur d'une importante usine, ingénieur, homme rassis, au verbe mordant ; et un artiste peintre, réputé dans la ville pour son bagou facile et amusant ».

3 Le professeur apprécia médiocrement ce compte rendu :

Ça, du Rimbaud ? direz-vous... Ça suinte l'ennui, la suffisance mesquine et guindée, la platitude professionnelle du sous-reporter illettré qui se mire dans ses âneries !... Et lui, ce fin connaisseur, et qui savait sa langue... Non ! Il ne sait plus rien ! Pour l'instant, il attend des compliments, rouge de pudeur comme une jeune vierge à son premier baiser, le premier baiser de la muse... journalistique /Izambard, 124-126/.

4 Izambard fut surtout choqué par la manière dont Jeannin avait été traité. Il aurait reproché ce détail à son élève :

C'est un personnage grave, nullement prudhommesque, mais posé dans la ville, bref « un monsieur », et vous lui baillez du « citoyen », comme s'il s'appelait Marat ou... Carrier, l'homme des noyades de Nantes /Izambard, 126/.

5 Rimbaud répondit que « c'est un titre qu'on donnait à tout le monde, sous la république ; en 93, en 48, on faisait ainsi ». Izambard rétorqua :

Ne nous grisons pas de mots : le passé est le passé : cette république-ci a mieux à faire que de singer ses devancières, que d’effrayer les timides par des formules démodées. L'opposition nous appelle « des rouges », ne donnons pas de prétextes à cette comédie de la peur. Ce monsieur J... est à la tête d'un personnel important, des ouvriers, des employés, partisans comme lui de nos idées. Supposez que, dans leurs rapports journaliers avec lui, ils veuillent user de votre formule, les uns croyant bien faire, les autres par rigolade ; son usine ira de travers, il aura des tracas dont nous serons la cause première. Je doute qu'il nous en sache gré /Izambard, 126/.

6 Rimbaud est cependant moins naïf que ne le croit son professeur. Comme dans sa lettre d'août 1870, il lâche des notations narquoises, qui révèlent sa conscience de l'aspect héroïque de la vie politique en province : « Il dresse un jugement d'outre-tombe, à l'ancien conseil municipal et conte les aventures de certain carillon » ! 
Surtout, il se permet certaines insinuations désobligeantes — et qu'il sait telles. Il se complaît ainsi, selon une inspiration socialiste, à traiter de « citoyen » un capitaliste qui, pour ses propres intérêts, voudrait forcément infléchir le mouvement de la République dans un sens bourgeois et... conservateur. 
Rimbaud — faut-il le préciser ? — ne se croit nullement tenu à ménager les sensibilités de ce brave industriel. Le boucher Legendre, symbole dans l'histoire de la Première République, a pu tutoyer le roi Louis XVI — pourquoi Rimbaud, chantre de la Troisième, ne pourrait-il pas en faire autant avec le capitaliste Jeannin ? Que les ouvriers de son usine se mettent en grève, tant mieux. Certes, on n'hésite pas à qualifier les « Républicains » de « rouges ». En fait, le spectre rouge n'est qu'un épouvantail, puisque même les capitalistes peuvent trouver leur compte dans le nouveau républicanisme...

7 Ce compte rendu si rarement mentionné est précieux, car il démontre que Rimbaud est d'ores et déjà un « rouge », à l'encontre de son professeur «libéral». Les revendications du mouvement ouvrier se radicalisent à vue d'œil et c'est la Commune qui se prépare. La lutte pour la République, si elle doit avoir un sens, ne peut qu'aiguiser et développer la lutte des classes. Cette lutte — anti-bourgeoise — n'est pas comme le croit Izambard une simple tentative de « singer » les républiques précédentes. La Troisième République devrait selon Rimbaud dépasser le modèle de la Première République aussi bien que celui de la Deuxième, en faisant de la classe ouvrière le fer de lance de la révolution. La lutte des classes n'est plus, comme le croyait Lamartine en 1848-1851 et comme l'imagine Izambard en 1870, un « malentendu ». Le malentendu consiste à penser qu'une conciliation est possible entre les classes en présence.



XV. Fictions révolutionnaires : Le Forgeron


Nous avons vu comment, dans « Morts de Quatre-vingt-douze... », Rimbaud a retourné contre la propagande bonapartiste sa propre technique d'interpellations généalogiques, en recourant à une autre généalogie, celle de la République. Par son sonnet, il proposait une relecture de l'histoire de la France, avec une interprétation largement différente de celle des Cassagnac. Lui aussi, évidemment, choisit les termes historiques qui lui conviennent. Son choix d'événements pertinents est effectué selon des critères républicains. Sa rhétorique ne prétendra à aucune objectivité, si ce n'est à l'objectivité de la démonstration des mensonges des Cassagnac. Cette technique, qui atteindra son point culminant dans Chant de guerre Parisien, se retrouve sous une autre forme dans Le Forgeron, ce poème donné à Georges Izambard et inclus par la suite dans le recueil Demeny.



Ce forgeron, par son travail, est ainsi au carrefour de plusieurs couches sociales différentes : il peut passer pour un artisan ou pour un prolétaire. On sait d'ailleurs que même en 1870 un pourcentage important des ouvriers français travaillait toujours dans de petites entreprises et que les artisans plus que les ouvriers de grandes entreprises ont constitué le fer de lance de l'Internationale.

18 Comme l'a observé Marc Ascione, Rimbaud donne une image parodique de « cette révolution qui ne sut (ni ne pouvait) sortir du cadre bourgeois » /A 13/. Par un violent télescopage historique, Rimbaud dénonce ainsi le mythe d'une « Révolution française », nationale, servant aux intérêts d'un Peuple non moins mythique, puisque tout à fait indéterminé, ou plutôt défini en termes destinés à occulter et à camoufler les véritables enjeux économiques et politiques de l'époque. 
Il suffit, croyons-nous, de comparer les appellations traditionnelles des révolutions pour comprendre combien elles relèvent déjà de partis pris politiques. Si l'on parle de la Révolution de 1830, mais de la Commune de Paris, plutôt, par exemple, que de la Révolution de 1871, ce n’est pas parce que la révolution de 1830 a été une victoire (l'a-t-elle été ?), ni parce qu'elle a été plus grande, plus étendue ou plus populaire que les mouvements insurrectionnels de 1871, mais parce que la Commune a été considérée comme une révolution prolétarienne embryonnaire, bien plus menaçante pour la bourgeoisie, qui n'a pas voulu lui accorder le nom prestigieux de révolution. 
Etroitement localisée (Paris), la Commune ne serait pas un événement national au même titre que la Révolution de 1830. C'est pour cette raison aussi que l'on a généralement minimisé l'importance de la Commune dans l'œuvre de Rimbaud et écarté Jules Vallès de la littérature canonique de la France.


Les commentateurs prétendent généralement que Le Forgeron est une reprise sinon un décalque des techniques de Hugo. Pour Pierre Brunei, le Rimbaud de cette époque « écrit à la manière de ». Il serait, en particulier, « encore trop marqué par l'exemple de Victor Hugo » :


Le style d'emprunt avait pu être quelque temps pour le poète débutant son style propre : l'influence des Quatre Jours d'Elciis (11. Cependant, le long texte en question n'a été publié qu'en 1883, comme l'a rappelé Antoine Fongaro/1990, 77/), de Victor Hugo, était très sensible dans Le Forgeron /1983a, 63/.


45 Tel est l'avis de presque tous les commentateurs. Et, en effet, le style et l'exposition du poème font penser à La Légende des siècles. Cependant, cette présentation et cette forme quasi hugoliennes sont l'objet d'une subversion : on est bien loin, dans Le Forgeron, de la politique de Hugo. Dans sa représentation, en particulier, des événements de 1870-1871, Hugo ne se départira jamais d'une position d'intermédiaire, entre Versailles et la Commune, le prolétariat et la bourgeoisie. Plus proche de la Commune que Coppée, Hugo fournira néanmoins la même vision d'une populace dangereuse et irrationnelle, surtout dans Les Châtiments et dans L'Année terrible.


Rimbaud sait que dès la révolution de 1789, la bourgeoisie a tenu à défendre ses intérêts contre la classe ouvrière, d'où la loi Le Chapelier, interdisant la création de syndicats. Si cette leçon est importante en septembre 1870, c'est que l'historien conservateur Thiers se présente maintenant au gouvernail d'un régime républicain. Rimbaud sait que l'avènement de la République, au lieu de résoudre les problèmes des pauvres, développera et aiguisera les contradictions entre la bourgeoisie et le prolétariat, pour créer les conditions d'une nouvelle situation révolutionnaire. L'avènement de la Troisième République s'est fait sans effusion de sang, puisque les escamoteurs, comme en 1830, se sont évertués à neutraliser les forces vives de la Révolution. Cependant, ces forces ne sont pas encore étouffées et en mars 1871, la Commune en donnera la démonstration.

64 Le Forgeron est le produit d'une idéologie révolutionnaire, prolétarienne, qui existe déjà avant la proclamation de la Commune. Vermersch, Vallès et les autres écrivains et penseurs socialistes, n'ont pas découvert tout d'un coup la révolution et l'idéologie communaliste en 1871. Au contraire, ils étaient depuis longtemps déjà gagnés à la cause révolutionnaire. Rimbaud aussi, et c'est pour cela que, d'une manière en apparence seulement anachronique, nous tenons Le Forgeron pour le premier poème communard de Rimbaud.

VS commentaire plus « scolaire » (avec le texte du poème) :


Conclusion
On trouve de façon étonnante (sic)  dans ce texte une certaine admiration de Rimbaud pour le monde ouvrier. On sait aussi que Rimbaud depuis l'âge de treize ou quatorze ans rêvait à la destruction violente de la société (sic). Avec l'espoir de la commune (re-sic), l'idée de cette métamorphose par le biais d'une rénovation politique a donné une autre portée à sa révolte personnelle. En esquissant une révolution comme l'alliance des forces instinctives (re-re-sic) des travailleurs guidés par un besoin d'amour (nous marchions, nous chantions, nous allions au soleil, front haut), Rimbaud échappe ici à l'étiquette socialiste qu'on lui a parfois attribuée (sic final).


XVI. Conclusion

« La République était si belle sous l'Empire ! », disait Louis Forain, si l'on peut en croire Paterne Berrichon /1912, 44/. Combien était-il tentant, sous l'Empire, d'imaginer que l'arrivée de la Troisième République allait tout résoudre, que le « malentendu » de la lutte des classes allait être dépassé dans une réelle fraternité, que le nouveau régime appliquerait une politique plus philanthropique, avec une liberté d'expression jusqu'alors inconnue et une démocratie authentique, renforcées par des mesures économiques destinées à aider les pauvres. Rimbaud, cependant, n'en crut rien. Dans Le Forgeron, comme nous l'avons montré, plusieurs mois avant l’insurrection communarde, il rappelait à quel point les intérêts de la bourgeoisie et de la classe ouvrière étaient incompatibles. Cette analyse se retrouve dans l'affaire du compte rendu de la réunion politique tenue à Douai. Rimbaud sait, avant même l'effondrement de l'Empire, que ces hommes politiques qui paraissent incarner l'espoir de la République, trahiront sous peu les idéaux démocratiques les plus exaltants, pour ne protéger à la fin que leurs propres intérêts. Il sait, comme bien d’autres républicains de gauche, qu’à l’opposition entre républicains et bonapartistes succédera un nouveau conflit, entre les défenseurs de la République conservatrice et les militants de la « Sociale ».


Se ralliant avant le 4 septembre à l’aile révolutionnaire du mouvement républicain, reprenant les techniques des caricaturistes les plus résolument opposés à la moralité bourgeoise, Rimbaud se situe, non seulement face aux ennemis bonapartistes, mais face aussi aux républicains bourgeois. Il est d'ores et déjà gagné à la cause communarde et en mai 1871, lorsqu’il écrit ses lettres dites « du Voyant », les poèmes qu’elles contiennent n’oublieront pas les procédés polémiques des écrits de 1870. La bourgeoisie versaillaise et ses hommes politiques seront désormais ses adversaires principaux, dignes successeurs caricaturaux de la Ménagerie impériale.


Et si maintenant on démythifiait un peu Rimbaud lui-même, ou du moins sa légendaire beauté? 
Car le photographe Etienne Carjat, à l'automne 1871, avait fait deux portraits de Rimbaud. Lequel est le "bon"? Le moins retouché des deux?...











Et ceci encore, en complément:






















 
Les Communards du Cher, notre livre du 150e



Salut Jean-Marie !
Voici les librairies où l’on pourra faire l’emplette de "La Commune et les communards du Cher”, quand elles seront ouvertes à nouveau.

Librairie La Poterne 41 rue Moyenne, Bourges. 
Librairie La plume du Sarthate 83 rue Arnaud de Vogüé à Bourges. 
L’Antidote 88 rue d’Auron à Bourges.
Maison des syndicats, 5 Boulevard Georges Clemenceau, Bourges. 
Librairie Cultura, Bourges/Saint Doulchard, route de Vierzon à côté de Décathlon. 
Librairie Espace culturel Leclerc 48 avenue de la République à Vierzon, 
Librairie Sur les chemins du livre 20 Rue Porte Mutin à Saint-Amand-Montrond. 
Jardin des fées, librairie/Presse place Henri IV, Henrichemont. 
Chez moi à La Borne, 10 Grand Route.
Il sera bientôt disponible au siège parisien des Amis de la Commune, 46 rue des Cinq Diamants dans le 13e arrondissement, après la fin du confinement.
Le prix de vente est de 18,50 euros .
On peut également se procurer le livre auprès de l’association des Amies et amis berrichons de la Commune de Paris, chez Michel Pinglaut  à Villabon.
Les dédicaces sont reportées au salon du livre d’Histoire de 30 et 31 janvier 2021 à Bourges.
Une présentation aux Archives départementales du Cher est prévue le 4 mars à 18 heures à l’auditorium, une dédicace aura lieu à la fin de la soirée. 
Le calendrier ayant été très bousculé, un changement de date est possible…
Bon, j’ai tout dit,
Bien communeusement,
JPG


Concordances des temps 
sur la répression des mouvements sociaux dans ce blog. 
Passim (taper par exemple les mots "répression" ou "gilets jaunes"dans le moteur de recherche), mais je mentionnerait seulement ici:


(Avec le livre de Guillaume Davranche: TROP JEUNES POUR MOURIR.)





Vierzon ville (doublement) étape
et toujours en proximité avec Le Creusot

Le Tour de France des conférences de Jean-Louis Robert






















Cliquez sur le calendrier pour découvrir
 ce qui s'est passé un
4 janvier
pendant la vie d'Edouard Vaillant










Rentrée littéraire de septembre 2016 
Je te parle au sujet d'EDOUARD VAILLANT
Tome II : Le grand socialiste.



500 p.  19,80 €
560g  
les 2 volumes 1044g 





















vaillantiser v tr dir 
Action de redonner tout son lustre, tout son éclat, toute son importance, à une personnalité qui la méritait amplement et que l’histoire avait oubliée malencontreusement sur le bord de son chemin. 
Plus simplement :
Action de remettre dans la lumière de l’histoire quelqu'un qui en avait été indûment écarté.  



Ex : "C’est en 2015 que pour la première fois on a vaillantisé quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était Edouard Vaillant lui-même." 

Employé absolument, le verbe a pour complément d'objet implicite le nom propre "Vaillant". 

Ex : "Le dernier numéro de notre bulletin  vaillantise." 

N’hésitez pas, qui que vous soyez, à l'employer partout par exemple dans des phrases du genre : Ils veulent vaillantiser Vaillant, etc. 

Et bien entendu le dérivé "vaillantisation" en découle naturellement. 




TOUTES NOS DATES IMPORTANTES




Rentrée littéraire de septembre 2015
Je te parle au sujet d'EDOUARD VAILLANT
Tome I : La tête pensante de la Commune.



374 p.  18,80 €
484g  
les 2 volumes 1044g 








L'EDITEUR







LES POINTS DE VENTE LOCAUX


18

Vierzon 

 Maison de la presse Catinaud  (9 rue Voltaire)
(hélas fermé depuis le 21 juillet, malgré un grand soutien local, dont le nôtre)


 Espace culturel Leclerc  (48 avenue de la République)




 Presse tabac Mongeot (4 rue du Mouton)

Bourges 

 La Poterne (41 rue Moyenne)



 Point Virgule (46 rue d'Auron)



Cultura Saint-Doulchard
(mystérieusement exclu depuis 2016)


 Centre commercial Carrefour Bourges (Chaussée de la Chappe)

Référencement national - partout en France - dans les magasins Carrefour.
(S'il n'est pas en rayon, demandez-le).













Henrichemont 

 Maison de la Presse "Le Jardin des Fées"(10 place Henri IV)








36

Châteauroux 

 Cultura Saint-Maur (Zone Commerciale Cap Sud, 10 Boulevard du Franc)





Aussi recommandés et également présents, le dictionnaire berrichon de Michel Pinglaut, le "Edouard Vaillant" de Gilles Candar, le "La face cachée de la Commune" d'Hélène Lewandowski. 





Issoudun 


 Centre commercial Leclerc(Rue de la Limoise)





Il y a aussi le livre sur le berrichon de notre président Michel Pinglaut 


COMPTES-RENDUS DU LIVRE


11 3 16   JEAN ANNEQUIN BLOG COMMUNE DE PARIS

29 2 16  HENRICHEMONT GIBLOG

1 11 15  MAGAZINE A VIERZON

20 10 15    DIX-HUIT BERRY REPUBLICAIN LA BOUINOTTE

28 08 15    BLOG VIERZONITUDE




DOSSIER DE PRESSE





La pensée d’Edouard Vaillant représente l’adaptation la plus parfaite du socialisme scientifique à notre tempérament national. 
(Jean Jaurès)




Vaillant n'est pas seulement un grand homme pour Vierzon, il est un grand homme pour l'histoire.



                                                                                                              (Vaillantitude)










La vaillantisation est une entreprise collective qui rassemble, et c'est tant mieux, des personnes de convictions différentes et variées qui ne regardent qu’elles. Les rapprochements avec l’actualité récente et les éventuels commentaires personnels induits n’engagent que l’auteur du blog et lui seul. 

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